Le 5 novembre, j’ai participé à une table ronde sur le thème “la créativité à la nantaise” lors du Kikk Festival, à Namur. Si j’étais tout aussi enthousiaste que les 3 autres participants à propos des possibilités offertes par notre prospère cité, je me suis fait un plaisir d’évoquer son slogan officieux : “Nantes, son muscadet, ses émeutes”. J’ai cherché le regard de mon compagnon dans le public, un peu frétillante d’avoir mis un gentil grain de sable dans l’opération de marketing territorial. L’amour de l’émeute, ça n’est probablement pas pour tout le monde, mais pour moi, le fait qu’il y ait dans ma ville une fraction de la population qui ne se résigne pas, qui se rebelle, c’est une vaste source d’inspiration. C’est drôle parce qu’on m’a dit que le contraste apporté par mon intervention, celle sur les manifs en particulier, participait à crédibiliser l’ensemble. Bien sûr, si nous avions chanté à l’unisson les louanges sur l’entreprenariat et la créativité municipaux, ça aurait laissé le public sceptique. Par contre si l’on avait convié quelqu’un qui dissonait même un tout petit peu, c’est que la parole était libre et authentique, après tout. Ma foi, il va falloir que je m’aguerrisse si je veux que mes velléités subversives ne soient pas si facilement récupérées !
Le passage au Kikk Festival a été l’occasion de voir deux installations ainsi qu’une performance de Filipe Vilas-Boas, qui me fut présenté par mon conjoint il y a quelques années. Nous avions notamment lié connaissance lors d’une manif nantaise agitée, où nous avions construit un mur de parpaings sur un rond-point près du CHU avant de nous faire éjecter par les gaz lacrymogènes des forces de l’ordre. Tout comme nous, Filipe avait trouvé l’expérience marquante : ha vous nous appelez des casseurs, hé bien on va construire des trucs dans la rue, ça nous aidera tous à réfléchir au sens des mots “construire” et “casser”. D’ailleurs c’est drôle parce que je pense que je n’ai pas touché à ces parpaings ou au mortier moi-même, et je ne participe qu’occasionnellement aux nombreuses manifestations nantaises, pourtant j’ai écrit spontanément “nous » : « nous avions construit un mur ». J’étais là, j’ai ressenti la joie collective lors de cette petite entreprise, je me suis sentie solidaire. J’espère que les véritables acteurs et actrices de cette construction ne me trouveront pas usurpatrice. Si je m’associe, c’est par désir et par admiration.
Filipe est artiste contemporain et parle de ses productions comme des jouets sur une étagère. Il a l’air en effet de beaucoup rire dans sa barbe. Dans la jolie Galerie du Beffroi, nous pouvions nous recueillir devant un monument funéraire en hommage à feu notre vie privée et jouer sur les machines de son casino Las Datas, où l’on peut obtenir des jetons contre des données personnelles. C’est taquin. Dans la galerie était également exposée une immense lettre “f” bleue, logo bien connu de réseau social, qui prenait là une toute autre dimension. Le samedi matin, c’est ce logo immense qui était porté lentement par 4 hommes lors d’une procession incongrue jouant sur la ressemblance entre cette lettre et la croix où souffrit pour nous le Christ (à ce qu’on dit). Nous avons suivi le petit groupe semi-solennels, semi-hilares, en écoutant le Lacrymosa du requiem de Mozart joué en boucle sur un ampli Bluetooth.
D’autres artistes exposaient dans la galerie, dont Seumboy Vrainom :€, « apprenti chamane numérique ». Je venais de m’affaler dans un fauteuil particulièrement accueillant lorsqu’il est revenu de sa pause et m’a demandé, un peu gêné, très poli, si j’étais assise là pour une consultation ou si je me reposais juste. Je me reposais, mais me suis déclarée toujours d’attaque pour une aventure thérapeutique (ok je ne lui ai pas vraiment dit ça comme ça). Il s’agissait d’un soin du smartphone, destiné, je cite, à “changer la perception que nous avons de nos smartphones tout en nous rendant compte de l’intimité profonde que nous partageons avec ces organes numériques.” J’ai raconté au chamane que je qualifiais ma relation avec mon smartphone d’addiction, raison pour laquelle j’avais supprimé toutes les notifications et désactivé les applis de réseaux sociaux. Parce que je n’aime pas les addictions.
Ces derniers mois, j’ai passé bien moins de temps sur Facebook et sur Instagram que ces dernières années, et il me semble que ça m’aide à me sentir plus heureuse. Un des buts de ma vie est très con à formuler et pas si simple à atteindre : consacrer de plus en plus de temps aux activités qui me font me sentir bien et de moins en moins à celles qui me font me sentir mal. Le temps passé sur les réseaux sociaux provient rarement d’un choix conscient et représente soit du temps émotionnellement neutre, soit carrément du temps à impact négatif. Je referme fréquemment Instagram ou Facebook en me sentant triste, en colère ou frustrée. Alors pourquoi je m’impose ça ? Dans la mesure où j’y passe peu de temps en ce moment (mais le répit est peut-être de courte durée), je pourrais me permettre d’ignorer cette question énervante. Je sais très bien que l’une des fonctions de ces activités compulsives est de m’éviter de ressentir ce que j’ai à ressentir et de faire ce que j’ai à faire. Le nez sur l’écran, je peux aisément ignorer un nuage gris qui passe dans ma journée. Et cette non-activité m’aide à procrastiner juste assez pour que je conclue bien trop souvent : zut, plus assez de temps pour travailler sur ce projet qui m’intimide. Ce sera pour une autre fois.
Mais je tiens vraiment à faire ce que j’ai à faire et à ressentir ce que j’ai à ressentir, alors sans trop savoir où ça va me mener, je lutte pour virer les activités-tampons. Réseaux sociaux, scrolls en tous genres, grignotage compulsif, alcool : un dragon, plusieurs têtes qui repoussent… Parfois sans ces tampons je trouve que la réalité a des angles un peu pointus, mais je finis en général par trouver des ressources en moi pour m’en accommoder. Je n’ai pas encore l’intention (le courage ?) de supprimer mes comptes sur les réseaux sociaux. Sinon, comment pourrais-je vous faire parvenir ces mots ? On a tous nos paradoxes, ma bonne dame.