Ces chroniques ont été diffusées par la revue Place publique, dans une rubrique en partenariat avec Maison Fumetti, dédiée aux bandes dessinées publiées par des auteur·e·s ou des maisons d’édition de la région nantaise.
Groenland Vertigo par Hervé Tanquerelle

Est-ce qu’après avoir lu et relu tous les Tintin, on est davantage prêt à être plongé dans un remake de L’Île mystérieuse ? Georges Benoît-Jean est un auteur de BD en plein passage à vide, à qui se présente une incroyable opportunité : partir pendant trois semaines sur un voilier au cœur du parc national du nord-est du Groenland, dans le cadre d’une mission où seront réunis des scientifiques et des artistes. À bord se trouveront aussi Jørn Freuchen, écrivain voyageur dont Georges a adapté les nouvelles arctiques en BD, ainsi que Ulrich Kloster, un peintre et sculpteur allemand ayant majoritairement financé l’expédition, afin de réaliser une performance monumentale sur un iceberg.
Georges est un casanier -pour ne pas dire un anxieux- et doit dépasser quelques réticences avant de se laisser tenter par le parfum capiteux de l’aventure. Il avait fort raison de s’inquiéter, car la traversée s’avèrera pleine d’imprévus ! Tel l’albatros maladroit et honteux du poème, notre dessinateur ainsi projeté hors de son milieu naturel va enchaîner les bourdes et les quiproquos. Il faut dire qu’il n’est pas aisé de se présenter sous son meilleur jour lorsque l’on est sans cesse pris à parti par des compagnons forts en gueule ! Car Kolster s’avèrera aussi paranoïaque que désagréable, tandis que Jørn Freuchen va se piquer de revivre des aventures aussi intenses que dans sa folle jeunesse. Et tous deux ont bien l’intention d’entraîner Georges dans leurs délires ! Ainsi par glissements successifs, ce voyage déjà hors du commun va dériver vers des moments de plus en plus improbables. Pas de champignon géant, certes ! Mais un trésor venu du passé, des explorations sur terre, sur mer et dans les airs, un début de folie et même une spectaculaire explosion ! Hervé Tanquerelle a imprégné cette bande dessinée de son amour pour la série culte d’Hergé, sur le fond comme dans la forme : il a poussé son trait vers la ligne claire du maître, s’amuse à réutiliser la même police de caractère, emprunte la truculence de ses personnages, et utilise un langage graphique qui rappelle des souvenirs. Mais là où Tintin était le héros absolu, prêt à toutes les aventures, le protagoniste principal est ici un type normal, auquel on peut d’autant plus s’identifier qu’il semble souvent déstabilisé par cet environnement épique.

La lecture de cet album prend aussi une saveur supplémentaire lorsqu’on sait que Tanquerelle a lui-même fait un incroyable voyage sur les fjords du Groenland, en compagnie de Jørn Riel, le vrai, dont il a adapté avec Gwen de Bonneval les Racontars arctiques. On peut constater que le postulat des premières pages de Groenland Vertigo est tiré de la réalité, et des indices montrent en effet que l’auteur a bien voulu semer le trouble sur le caractère autobiographique de l’album : le décor de son atelier, l’invitation à participer à l’expédition, qu’il raconte telle qu’il l’a présentée sur son blog en 2011, ou sa ressemblance physique avec son héros. Mais on peut également supposer que le vrai Tanquerelle n’a jamais dû grimper sur le mât du bateau suite à un malheureux enchaînement de circonstances qu’il serait cruel de dévoiler ici. Le lecteur peut alors jouer à imaginer ce que l’auteur a mis de son vécu dans ce récit : un certain sentiment d’étrangeté d’être plongé dans un tel exotisme ? L’émerveillement face aux paysages, auquel son dessin et l’admirable travail de la coloriste Isabelle Merlet rendent hommage ? Des rêveries qu’il a développées autour de ce moment de sa vie ?

Outre sa drôlerie, sa beauté et ses qualités épiques, cette bande dessinée mène aussi une réflexion sur l’acte artistique, via chacun des créateurs embarqués sur le même bateau. Sur la difficulté de trouver le bon dosage entre lâcher prise et maîtrise, sur le besoin de vivre fort pour raconter des histoires fortes. Mais surtout, par la mise en abyme, sur le lien entre le réel et la fiction. Hervé Tanquerelle a mis en exergue une citation de Hunter S. Thompson, chantre du journalisme gonzo et auteur de Las Vegas Parano, auquel le titre de l’album fait un clin d’œil, mais on pourrait convier aussi le théoricien du Nouveau Roman Jean Ricardou à propos de Groenland Vertigo : “le récit n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture.” Ce que l’on vit suffit-il à constituer de bonnes histoires ? La réponse est oui, quand on sait aussi bien les raconter qu’Hervé Tanquerelle.
► Groenland Vertigo par Hervé Tanquerelle, publié par les éditions Casterman, en janvier 2017. 104 pages. 19€. Plus d’infos sur le site de l’éditeur.
Les éditions Polystyrène
C’est à Nantes qu’avait été créée la maison d’édition Professeur Cyclope, qui ambitionnait d’explorer les potentialités de la BD numérique. Et c’est depuis la Bonneterie de Rezé que s’activent les membres de Polystyrène, une maison d’édition imaginée -en partie- en réponse à la vague numérique. En 2010, six amis de l’École européenne supérieure de l’image d’Angoulême ont eu envie d’apporter leur pierre à la réflexion sur la nature du livre, de la lecture, de la narration. Ils proposent donc des bandes dessinées qui embrassent pleinement leur nature d’objet, en s’amusant à explorer de nouvelles formes pour raconter des histoires. Cela donne des ouvrages passionnants à manipuler, comme Thomas et Manon d’Alex Chauvel et Rémi Farnos, une bande dessinée contenue dans un cube, où les cases sont des cartes que le lecteur peut agencer comme il l’entend ! Trois opus paraissent en mars dans la toute nouvelle collection Façades, trois leporello qui, entièrement ouverts, représentent des immeubles en coupe. Dans chacun des plis se trouve un étage de l’édifice, et l’on y découvre des personnages, et pour deux d’entre eux, une intrigue policière à résoudre ! Le troisième livre dépliant est plus contemplatif, mais tous trois se jouent habilement de la convention qui voudrait que le temps défile de gauche à droite et de haut en bas dans une page de bande dessinée… Courez vite découvrir ces jolies prouesses éditoriales, dignes de l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle !
► Magpies, Le Combientième et Par le petit bout de la lorgnette, respectivement par par Pierre Jeanneau, Adrien Houillère/Léo Duquesne, Victor Lejeune, leporelli de 9 pages publié en mars 2017, 6€.
Au travail T2 d’Olivier Josso-Hamel

Sur la couverture du premier tome de “Au travail” s’étalaient des tunnels orange, de la couleur des pages de l’album. Olivier Josso-Hamel avait en effet retrouvé des reliquats du papier qu’il utilisait enfant pour dessiner, et s’était lancé sur ces feuilles surgies du passé comme pour l’encourager. Sur le deuxième volume ce sont cette fois des racines vertes qui se développent en couverture, celles d’un arbre orné d’une pièce de puzzle. De racines et de puzzle, il est en effet question, puisque c’est à une passionnante démarche introspective que nous convie l’auteur. De quoi Olivier Josso-Hamel est-il fait ? Des femmes de sa famille qui l’ont élevé, de son oncle taciturne et charismatique, de l’absence de son père. Mais également des images qu’il a dévorées enfant, et notamment celles de Tintin, dont l’univers esthétique est omniprésent dans ce tome 2. Il est aussi pétri de moments marquants et de lieux de son passé, qu’il revisite en photos, en schémas, en dessin. À la manière d’un obstiné travail psychanalytique, Olivier Josso-Hamel fait remonter son passé sur les pages de ce livre, fait le lien entre les éléments épars. Tantôt il pose un regard nouveau sur son vécu d’alors, tantôt il entreprend, au contraire, de retrouver le regard qu’il portait enfant, afin de comprendre les échos, retracer les influences, trouver la paix. L’inventivité maîtrisée des formes que prend ce travail donne la sensation que l’auteur a trouvé là un bel équilibre entre savoir-faire et lâcher prise, comme une réconciliation. Jean-Christophe Menu lui avait soufflé : “plus tu es précis avec l’intimité, plus tu touches à l’universel” : on souhaite à cette série universelle et intime à la fois un beau succès.
► Au travail T2 par Olivier Josso-Hamel, publié par L’Association en janvier 2017, 104 pages, 25€. Plus d’informations sur le site de l’éditeur.